La fiction

par Lionel Berthoux

Jacky T. et vous

©Lionel Berthoux
©Lionel Berthoux

            Dans ses semaines paranos, Anne C. se terre chez elle, tous rideaux fermés, et lorsque vous lui rendez visite, elle vous interdit de regarder dehors par la fenêtre. Selon elle, un de ses voisins l’épie, la surveille, et elle a peur, sincèrement peur.

            Anne C. produit des toiles spectaculaires aux couleurs éclatantes, mais vous sentez qu’elle ne sera jamais une professionnelle de l’art, incapable qu’elle est du moindre calcul carriériste.

            Anne C. part de chez vous en oubliant une serviette hygiénique usagée, même pas roulée, sur votre bureau.

            Anne C. vous parle ouvertement de ses aventures intimes, ce que vous appréciez. Ces jours-ci, elle est folle de Jacky T., un musicien pas exactement célèbre, mais connu. Quelqu’un dont le nom apparaît souvent sur les affiches des festivals d’été.

            Anne C. vous demande de téléphoner à Jacky T. pour lui transmettre son nouveau numéro de téléphone. Elle ne veut pas le faire elle-même car elle craint de tomber sur sa femme, dit-elle. Jacky T. a été imprudent, ou peut-être que c’est Anne C. qui l’a été, en tous cas, sa femme se méfie maintenant.

            Vous ne devriez pas vous mêler de ça, mais c’est amusant. Et puis, vous êtes jeune et tout apprentissage est bon à prendre. Alors, en cette soirée humide de décembre, vous entrez dans une cabine téléphonique publique, car nous sommes au début des années 1990, et vous composez le numéro fourni par Anne C. Évidemment, vous tombez sur l’épouse. De la buée se forme déjà sur le plexiglas de la cabine.

            « Est-ce que je pourrais parler à Jacky », vous dites, d’une voix faussement décontractée. « C’est à quel sujet ? », répond-elle. Hum. Vous n’aviez pas pensé à ça. Vous entendez des cris de jeunes enfants derrière elle, au moins deux. Vous bafouillez que vous êtes intéressé.e par des cours de musique. Elle vous demande d’attendre un peu.

            Vous vous sentez un peu triste de la présence imprévue d’enfants dans votre petite aventure libidineuse, mais vous vouliez un apprentissage de la vie, n’est-ce pas ?

            Lorsque Jacky T. vous parle enfin, vous lui expliquez qu’Anne C. souhaite le voir, qu’elle est disponible, que vous avez un numéro de téléphone à lui donner. Mais il vous répond, « ce n’est pas le meilleur moment… ».

            Vous reconnaissez, dans le son de sa voix, cette insécurité qui vous est familière.

            Derrière lui, les cris des enfants augmentent en volume. Vous essayez à nouveau, le message à lui transmettre est si bref après tout, mais il répète que ce n’est pas le bon moment, avant de dire « au revoir » et de raccrocher.

            Vous sortez de la cabine. Un petit crachin parisien refroidit les os, mais fait briller les trottoirs. Une rame de métro freine à son approche de la station Barbès-Rochechouart, avec un bruit strident. Dans l’air, des parfums de cuisine africaine. Vous entrez dans le magasin Tati au coin de la rue, sans rien de particulier à acheter.

            Vous n’aurez pas d’autre occasion de parler à Jacky T. Et quelques semaines plus tard, votre trajectoire et celle d’Anne C. se sépareront, définitivement là aussi.

            Ce petit épisode de votre développement personnel est déjà terminé. Vous avez eu la leçon de vie que vous recherchiez. Une de plus. Êtes-vous satisfait.e ?