L'exclamation
par Victor Dumiot
Caroline, submersion

Cela avait commencé par un rêve, il y avait eu la vague, grand mur bleu déferlant, et Caroline s’était jetée depuis le sable jusqu’à l’océan, ainsi avait-elle disparu, emportée par les forces marines, ramenée à la terre noyée, aux coquillages brisés, trainée silencieusement.
On pût croire à la prémonition, mais Caroline avait déjà disparu, bien avant le songe, c’était étrange, comme une douloureuse post-monition, l’imperdable image des sentiments déçus, la rupture consommée prenait la forme d’un symbole, funeste à certains égards, et désolant. Incontrôlables vagabondages de l’esprit.
Le lendemain, Nicolas avança dans la ville avec la mine d’un mort, les yeux creusés, prêts à accueillir la tombe, boue de visage, et dans ses oreilles jouait la musique, dont il ne parvenait point à se défaire de l’entêtant refrain. Un truc comme :
Je t’aime un peu, beaucoup, à la folie, passionnément Mais à la suite d’une douloureuse déception sentimentale D’humeur chaleureuse je devenais brutal Caroline était une amie, une superbe fille
Je repense à elle, à nous, à nos cornets vanille
A sa boulimie de fraises, de framboises, de myrtilles
A ses délires futiles, à son style pacotille
D’évidence, par sa troublante proximité, un tel choix musical, continuelle atmosphère sonore, ne pouvait rien arranger à la situation, le mot Caroline faisait en lui vibrer tout un monde de souvenirs, d’émotions, dans lesquels il s’abimait, comme pour habiter encore ce passé regrettable.
Dans le décor très urbain où il avançait, les buildings avaient l’air de grandes croix dressées, sortes de pylônes impersonnels, gris à mourir, comme des menhirs sans magie, des rochers allongés dont les fenêtres opaques ne laissaient guère entrevoir la moindre humanité. De même que les convives aiment revêtir un masque, sa ville lui semblait s’inscrire dans la grande illusion, dans un travestissement si peu hospitalier ; selon Nicolas, sans doute parce qu’il avait le cœur, traitre muscle rouge, déchiré en lambeaux, fragmenté en morceaux, il fallait impérativement détruire ces monts grisâtres, abattre les élévations d’acier, briser les vitres, les fondations, anéantir les tours, faire tabula rasa. En colère, il pensait cela.
Et dans ses oreilles, Mc Solaar continuait à dire :
Je suis l’as de trèfle qui pique ton cœur
L’as de trèfle qui pique ton cœur
L’as de trèfle qui pique ton cœur, Caroline
Comme le trèfle à quatre feuilles, je cherche votre bonheur Je suis l’homme qui tombe à pic, pour prendre ton cœur
Au croisement du boulevard, Nicolas eut le sentiment que la vague intérieure, perçue comme telle, allait déborder pour nettoyer les rues : au-dessus de sa tête, les nuages, ces gros blocs blancs, semblaient emplis d’une eau toute mouillante, glaciale averse, qui guettait le bon instant pour s’abattre.
La mélancolie consistant non pas dans la stricte et ponctuelle émotion, mais dans l’affaissement progressif et total du monde réel, puis dans son remplacement par l’image de ce monde, image dont les coloris, nuances de gris et de noir, parfois de rouge, dessinent le portrait de la tristesse, l’homme voyait tout ce paysage alentours, paysage anonyme, comme un cimetière ; autant de pierres tombales, de cercueils mobiles et de chrysanthèmes se mouvaient à ses côtés.
Arrivé à un passage clouté, le tonnerre cria, d’un regard vers le ciel Nicolas sentit enfin les nuages qui déversaient leur peine, et ça pleurait du fond des cieux. Mais l’averse dura, et elle s’intensifia, et puis il y avait ces bourrasques, monstres cruels, invisibles, qui faisaient plier les arbres, voler les journaux, soulever les tables et les chaises ; la tempête arrivait.
Tranquillement, se sentant en proximité affective de ce monde trempé, l’homme avançait, et imperturbable, dans les oreilles :
Une vague de caresse, un cyclone de douceur
Un océan de pensées, Caroline je t’ai offert un building de tendresse J’ai eu une peur bleue, je suis poursuivi par l’armée rouge Pour toi j’ai pris des billets verts, il a fallu qu’je bouge Pyromane de ton cœur, canadair de tes frayeurs
Je t’ai offert une symphonie de couleurs
Lui-même avait eu peur, peur d’elle, de la grande cohabitation, peur du vivre-ensemble, des emménagements, des moments de tendresse, peur de ses propres besoins de solitude, de ses égoïsteries qu’il savait incompréhensibles, car injustifiables. Ainsi Caroline avait-elle disparu par sa faute, mais son départ avait laissé son corps entier tout vide et son monde dépeuplé, enfin vous connaissez l’image ; et il marchait seul dans l’existence, sur une corniche fragile, depuis laquelle Nicolas apercevait d’innombrables chemins, toutes ces voies qu’il aurait pu prendre, s’il avait eu un peu plus de courage.
Tempête partout, d’abord dans son cœur, et la ville se noyait pas à pas, le décor changeait, la fin de journée serait consacrée aux grands ravages, une pluie diluvienne, balles d’aciers mouillées, frappait le sol de toute sa vitesse ; un grand mur, que Nicolas traversait ressentant une douleur rafraîchissante, rasoirs trempés. À ses côtés, il vit les rues s’emplir d’une eau marron, langue sale, qui charriait dans son flot quelques bicyclettes, un tapis de prospectus ainsi qu’un taxi – le chauffeur ne semblait pas inquiet, profitant de l’inédite traversée.
Prise au piège, la ville l’était assurément, et Nicolas poursuivait pour se frayer un chemin, tandis que montait le niveau de l’eau, l’on s’agitait à ses côtés, certains parvenaient à pénétrer dans le hall surélevé d’un immeuble, d’autres regardaient par la fenêtre, à la fois inquiets et rassurés : un monstre de béton, ça protège.
Dans le sillon des douleurs de son cœur, ses pas trouvaient un écho nouveau, l’impression de flotter au milieu des grattes ciels avait quelque chose de magique, et puis il sentait comme une continuité entre les vagues et les ressacs de sa petite tragédie, entre l’embrun et la brise de ses malheurs, entre les flux et reflux inondant la cité. Sur sa face, les larmes venaient nourrir le nouvel océan, à peines parvenaient-elles à s’échapper, qu’elles se retrouvaient dissoutes, ou mélangées, aux vastes marées du monde.
Et il entendait :
Pour elle, faut-il l’admettre, des larmes ont coulé Hémorragie oculaire, vive notre amitié
Du passé, du présent, je l’espère du futur
Je suis passé pour être présent dans ton futur La vie est un jeu d’cartes
Paris un casino
Je joue les rouges cœur, Caro
Lors de sa disparition, quand la vague l’avait prise, Caroline avait jeté un regard triste sur Nicolas, quelque chose qui disait comme « Je serai mieux là-bas ». Il fallait accepter que cela cessât un jour, les choses meurent, la coquille viendra nourrir, en grains, l’étendue du sable. Sous l’eau, privé de lumière, alors que l’on entendait les immeubles s’écrouler sous le poids des vagues et la force des eaux, Nicolas aperçut le reflet de Caroline. Heureuse, elle nageait au milieu de coraux qui avaient poussé là, entre les algues et l’acier des bâtiments. Il fallait accepter.
Caroline, ma submersion murmura-t-il, jusqu’à son dernier souffle.