Les quatre mains libres

par Thierry Machuron et Julien Labia

LES VILLES AUTOMATIQUES
Une ville (in)visible

©Thierry Machuron et Julien Labia

On ne sait si à Bercia on passe parce qu’on croit passer, ou si on croit passer parce que l’on passe.

Tu crois avoir un instant, au loin dans ton train, vu une vieille ville construite unique et bien connue, mais tu arrives dans un chantier toujours différent. Il y a tant de travaux que te vient l’idée que les habitants n’ont jamais eu le temps de tous les décider ni les voter. Mais les rails n’ont pas disparu sous tes pieds, même si tu ne les vois plus, et en un instant te voici passé du train de fer à une rame de verre aux cervicales puissantes autant que souples.

Et te voici déjà dans un métro sans conducteur. Peut-être n’aimes-tu d’ailleurs tant le prendre que parce qu’il est aussi sans voyageurs et parce qu’au fond, puisque tu ne t’y trouves pas, tu ne crains pas de t’y rencontrer. 

Ici, les naissances et les morts même sont programmées exactement, peu importe qui est qui : on prend tout le monde comme il apparaît. Il y a des erreurs parfois dont tu es peut-être l’une, voyageur. Peut-être les cigognes mécaniques ne prennent-t-elles plus le temps de lire les noms sur les boîtes aux lettres ? Peut-être laissent-elles courir leur imagination ?

Il faudrait pouvoir suivre un jour des yeux les noms des stations, marqués sur ces quais que la rame traverse si vite : peut-être est-ce en déchiffrant leurs noms que tu retrouverais cette vieille ville construite que tu connais bien et que tu crus apercevoir ? Mais les intitulés défilent si vite que tu ne connais jamais que le quai déconstruit de la gare où tu montes et celui du terminus où tu descends.

À moins, comme on disait, qu’il n’y ait ni conducteur ni passager, ni train ni ville.

Et pourtant, sorti à l’air frais du dehors, tu crois ne plus croiser que des machines empressées avec chapeaux et pardessus, qui te paraissent tellement moins vivantes que les voyageurs automatiques du souterrain. Mais lorsque tu veux questionner celle qui, modeste, lave par terre dans la gare, elle ne fait que s’arrêter poliment dès qu’elle détecte ta présence, clignant la diode de son œil sans jamais répondre à tes questions. Attendant docile que, voyageur, tu passes ton chemin.

Peut-être n’es-tu finalement jamais que ce que la machine a inventé, faute de voyageurs pour s’occuper. Il faudrait lui demander mais tu n’y penses jamais qu’une fois parvenu, mécaniquement, au train qui t’emmènera cette fois hors de la ville. La chenille de verre au cou puissant, elle, pense déjà repartie à autre chose pour s’occuper.

 

Kublai Khan : tu sembles oublier, mon cher Marco, que je gouverne mon empire et que je décide seul de ce qui en lui se construit ou se pense. Si je n’y gouverne pas (encore) les naissances, je décide seul de ce qu’on y accomplit, et pourrais l’arrêter même, d’un simple geste, si je voulais.

Marco Polo : prendrais-tu vraiment, Ô Empereur, le risque de l’arrêter ? Peut-être n’es-tu jamais qu’un fragment de l’imagination d’une ville qui dans sa subtile sagesse se déroule sans toi…

Si tu veux tant que la ville pense à toi, n’est-ce pas parce que tu crains qu’elle ne fasse jamais, en travaillant, que rêver de toi ?