Les quatre mains libres
par Dorothée Coll et Philippe Chevillard
Poser des lignes sur des mots

Pierre était un amoureux de la nature. Agent du parc naturel régional de la Chartreuse depuis sa création, il en parcourait les chemins au quotidien.
Solange, clouée dans un fauteuil roulant depuis plus de trente ans, s’évadait, elle, principalement au gré de ses lectures. Les classiques et les tragédies antiques avaient sa préférence. Écrits d’un autre temps, d’époques décalées où la langue soutenue résonnait autrement, ces livres lui permettaient d’oublier l’actualité, de se téléporter loin de sa réalité.
Une fois par mois, Pierre venait voir Solange pour la distraire. Il lui racontait ses balades auxquelles elle ajoutait un «l» pour qu’il devienne son ménestrel et se les appropriait en convoquant les livres. S’appuyant juste sur quelques mots, quelques noms, elle transformait ce que Pierre lui livrait et le lui rendait remodelé additionné d’un conseil de lecture. C’était une belle confrontation de leurs deux univers. Une rencontre où les mots donnaient lieu à des évocations et des invocations.
La première fois que Pierre avait parlé à Solange du massif de la Chartreuse, elle l’avait écouté religieusement puis lui avait confié qu’elle imaginait surtout ces montagnes se drapant de parme au crépuscule quand le bleu atmosphérique se charge peu à peu du rouge du couchant…du rouge et puis, plus tard, de noir quand la nuit tombe… Et ce soir-là Stendhal s’invitait sur la table de chevet de Pierre.
Puis Pierre lui avait décrit l’incendie du Néron à l’été 2003 : la foudre, les cinquante hectares de forêt brûlés en deux jours, l’optimisme puis la déception face à la difficulté à maîtriser le feu, le bilan des dégâts plus de vingt jours plus tard et les suivis d’espèces qu’il avait mis en place… celui du tétras lyre. Alors, Solange s’était emballée. Sur les traces de Pierre, un empereur romain marchait, s’emparait de sa lyre en haut de la montagne et, au-delà des terres iséroises, jusqu’à Rome tout brûlait. Lorsque Pierre se coucha, il referma Racine et son Britannicus.
Chaque visite à Solange suivait le même schéma depuis près de vingt ans, Pierre arrivait avec son expérience de terrain à partager et repartait avec un livre.
Solange connaissait de mieux en mieux les lieux que Pierre lui décrivait – elle les côtoyait depuis tant d’années – mais depuis toujours elle refusait d’en voir des photos. Elle disait qu’elle préférait les imaginer, que l’image aurait trop d’impact, qu’elle tuerait les échos que les mots provoquaient, qu’elle figerait des choses qu’il ne faut pas figer.
Pour que Pierre comprenne mieux, elle lui disait : « les gens que tu as perdus, les lieux dans lesquels tu as vécu, quand tu cherches à t’en souvenir, n’as-tu pas tendance à les revoir tels qu’ils sont sur une photo qui les a immortalisés ? » et Pierre le reconnaissait. « Si mes jambes me l’avaient permis, j’aurais aimé les voir réellement mais je ne veux pas du regard d’un autre sur ces paysages que j’ai fait miens par tes récits. Je ne veux pas voir les endroits que tu me montres, à travers des photos comme conservés dans du formol alors que la mémoire continue à les faire vivre et bouger.»
Mais plus le temps passait et plus Pierre trouvait cela injuste : ces livres dont Solange lui parlait, lui, les lisait mais les paysages qu’il voyait, elle ne les verrait donc jamais ?
Aujourd’hui, Solange fête ses cinquante ans et Pierre est arrivé très tôt, il lui a dit : « Aujourd’hui, je t’emmène ». Solange n’a pas posé de questions, elle l’a laissé la déposer dans sa voiture et ranger son fauteuil dans le coffre. Elle a regardé par la vitre pendant tout le trajet et arrivés à Eybens, elle l’a vue ! Derrière les deux collègues que Pierre lui a présentés, avec ses montants orange et son siège molletonné, trônait sur le parking sa joëlette de reine.
Depuis quelques années, l’antenne iséroise de la Fédération Française de Randonnée en a acquis deux qui permettent aux handicapés moteurs de s’adonner à la randonnée. Aujourd’hui, Solange va voir ce que, pendant si longtemps, elle a imaginé. Elle va poser des lignes de crête sur des mots.