La lettre

par Lucie Roblot

Orange

©Lucie Roblot

Il n’est pas aisé de commencer cette lettre, parce qu’une lettre commence par une ouverture, une adresse, un prénom, en tout cas une terminologie qui certifie à son destinataire qu’il est bien l’objet de la missive. Mais je n’ai pas d’adresse pour toi. Le soir est tombé sur la ville, la nuit tombe très tôt depuis quelques jours. L’heure dorée chérie par les réalisateurs de cinéma a embrasé les toits en fin d’après-midi, puis a disparu en quelques secondes derrière la colline du Vomero. Les teintes de l’hiver changent, et il y a partout ce mélange de rouge et d’ocre avec lequel on semble avoir délavé les murs. Orange de Naples. Orange rouille de Naples. Ce fut un été orange. L’orange délavé des façades en ruine, l’orange fluo des spritz aux terrazzas telles des lanternes phosphorescentes dans l’obscurité, l’orange terre de sienne de la grande terrasse sur le toit de la maison ; l’orange pastel du soleil dans le Vésuve au loin en toute fin d’après-midi, l’orange des parasols dans les criques surpeuplées de la Côte Amalfitaine, aux eaux brûlantes pleines de corps dénudés, l’orange vif des bouées protégeant les baigneurs ; l’orange corail des pâtes aux oursins dans ce restaurant via Alfonso d’Aragona, l’orange divin de la lumière dorée dans les ogives du cloître de Santa Chiara, l’orange pur de la seule et unique chemise que tu avais emportée. Je n’ai de souvenirs de cet été qu’un filtre orangé. La chemise est toujours pliée dans la commode en bois de chêne.

Que te dire, pour dire encore, pour dire toujours, prolonger par les mots, à l’heure où il ne reste que les mots comme guirlandes de Noël… Rumeur de la rue napolitaine saturée d’exclamations, de rires, d’éclats de vie, du son de cloche des églises, du moteur des Vespa qui slaloment, des cris des gosses qui jouent au foot sur les piazza bondées. Tu la connais, cette ville, l’ambiance de la nuit, les arancini à une heure du matin, les femmes et leurs bijoux trop dorés aux bras de types musclés en maillot de foot arborant fièrement le nom de Maradona, la musique qui sort des bars un peu partout ; la ville transpire, boit, mange, crache, vibre au rythme des heures et des poubelles qui débordent de partout, le sol jonché d’objets informes ; les gens s’insultent, rient, pleurent se serrent dans les bras, se regardent surtout ; une pub Dolce Gabanna avec la misère. Je marche beaucoup ici, je fais de longues promenades en montant vers Capodimonte. Je regarde des Masacchio, des Titien qui me regardent aussi ; je m’ennuie de toi.

Quand ta chemise prend trop de place dans l’armoire vide, je pars courir jusqu’à Mare Chiaro, longeant la Via Posilippo. Le soir tard, je passe devant le Palazzo Donn’Anna, tu sais ce qu’on en dit. La légende qu’on nous avait racontée… Faut-il que je te la raconte par écrit pour la rendre intangible ? Tu te souviens, Donn’Anna, l’épouse d’un Vice-Roi de Naples, ensorcelée, à la légende maudite, au point qu’on ne la raconte pas. Un soir, Anna rentrait au palais par la mer, quand un homme portant une cape d’un noir de jais, les yeux couverts, lui attrapa le bras. On dit qu’elle monta dans sa barque, fascinée par les pupilles du diable à travers le tissu, et qu’elle ne revint plus. Suite à son départ, le palais fut le théâtre d’orgies dionysiaques dont on tait l’existence. Puis, une étrange malédiction rendit impossible la fin des travaux. Quelques murs du palais s’effondrent désormais dans la mer, mais la pierre reste là, droite, fière, immuable. On entend le ressac qui ronge les pieds de l’édifice, la vague déferlante, le Fragoreggia on l’appelle, et des cris étouffés, parfois tard dans la nuit, raconte le gardien de l’immeuble d’en face. Tu te souviens, quand nous avions réussi à lui parler, qu’il nous avait emmenés dans cette grotte souterraine et antique en dessous de la via Posillipo, on y accédait par un escalier secret creusé dans la roche…

Il fait nuit maintenant, l’hiver prend le dessus, même ici. Je ne peux plus me promener jambes nues. Je suis sortie diner hier soir avec Jacopo et Nino, dans ce petit restaurant du quartier espagnol. Tout cela n’est pas vrai mais qu’importe. Il faut bien que je trouve des subterfuges pour te parler, pour que les mots prennent vie. Je sais que tu ne reçois pas mes lettres. Je me les suis toujours envoyées à moi-même pour être certaine qu’elles soient lues par quelqu’un. Je ne sais pas qui les lira, un postier italien qui s’ennuie, un postier français qui s’ennuie, une voisine qui aimerait en recevoir. Une lettre perdue, une bouteille à la mer, qui ressemblent comme l’écrivait Gary, à « un de ces bouquets de fleurs qui partent à la recherche d’un coeur et qui ne trouvent qu’un vase ».