La fiction

par Ingrid Lemmer

Hong-Kong

©Ingrid Lemmer

Hong Kong se lovait dans un magma de couleurs. Les lueurs fauves du crépuscule, le rouge des jonques, le blanc des néons du port, les néons qui drapaient les grattes-ciel, dansaient à l’horizon. L’air écrasant sentait l’orage. Lucy huma l’air salé du port avec délices. Enfin, elle y était, après deux mois d’attente.

Au bout d’une éternité, le ferry accosta au port de Kowloon. Lucy se mêla à la foule en direction de la promenade piétonne. Comme une mouche attirée par la lumière, elle attendit d’arriver au bord de l’eau, puis s’accouda à la barrière, hypnotisée.

Les reflets des gratte-ciels dansaient sur la mer d’un noir de pétrole. Le fumet de friture des vendeurs ambulants, la brise chaude, l’odeur âcre des bateaux à moteur, le vacarme de la foule, les éclats de voix en cantonais, anglais, filipino, elle ne pouvait plus bouger, plus rien faire que s’emplir de cette musique, de ce rythme, celui d’Hong Kong. Ses mains agrippèrent la barrière, serrèrent fort.

— Charmant, n’est-ce pas, lui lança sa voisine avec un fort accent londonien.

Plongée dans sa rêverie, Lucy faillit l’ignorer.

— Oui, très.

Son interlocutrice, grande et maigre, affichait un sourire irrégulier et une peau constellée de taches de rousseur.

— Qu’est-ce qui t’amène ici ?

— Je travaille en Chine, de l’autre côté du delta. Je … n’ai droit qu’à une seule sortie pendant toute ma mission, à cause de mon visa.

— Oh. Je vois. Tu restes longtemps ?

— Deux jours … je ne suis là que pour le weekend. 

— Seulement ? Pas sûr que ça suffise ! Tu veux une guide ?

— Merci, ça ira, répliqua Lucy, mal à l’aise.

Elle prit la direction de l’embarcadère. Le Star Ferry, vestige de l’ère victorienne, permettait de traverser la baie, en compagnie de tous les touristes qui avaient eu la même idée, et d’un brouhaha de langues du monde entier. L’intérieur était tout en bois verni, patiné par les siècles. Le vent fit voltiger ses boucles noires, tandis que l’autre côté de la baie s’approchait, badigeonné de néons multicolores. En face d’elle, un homme en imperméable kaki croisa son regard. Il portait un tee-shirt noir frappé de l’inscription STAY. Lucie détourna la tête.

A la sortie du ferry, il la dévisagea à nouveau, l’air pensif. Elle fut poussée par une envie de lui parler, mais en quelques secondes, il avait disparu.

C’était aussi ça, Hong Kong. La mégalopole. L’anonymat.

Après avoir déambulé dans les rues bondées, elle gagna le quartier piéton de Lan Kwai Fong, conseillé par ses collègues pour boire un verre. Un flot de noctambules en tenue de soirée défilait dans la ruelle bruyante. Elle s’arrêta dans un petit bar, choisit une table haute dirigée vers les passants, commanda un mojito gigantesque. Ses yeux picotaient. Après un lever à 6h, une heure de bus bringuebalant pour se rendre au travail, elle avait somnolé toute la matinée sur des calculs. Le contraste avec ce moment était irréel.

Le froid des glaçons sur sa langue la tira de sa rêverie. La ruelle résonnait de cris en chinois, en anglais, écrasés par la musique pop du bar. La foule ne tarissait pas. Une Chinoise en robe bleu électrique passa, rayonnante. Lucie la dévisagea, hypnotisée. Sans doute allait-elle danser, ou peut-être à un bar rooftop avec vue sur la baie …

Et si je restais ?

— Pardon, lança une touriste blonde qui lorgnait la chaise voisine.

Elle saisit son petit sac à dos, le posa à terre. Il lui parut minuscule. Un seul tee-shirt et quelques affaires de toilette. Lucie épongea la sueur qui perlait sur son front. Il n’était pas question de rester, elle perdrait son travail, son visa, ses affaires, tout ça pour quoi, se promener à Hong Kong ? Où elle ne connaissait personne, et se sentirait aussi seule qu’en France ?

Rien que ce nom la faisait frissonner. Elle se vit terminer sa mission en Chine, revenir dans la banlieue lyonnaise, prendre le métro pour l’usine dans un camaïeu de gris. Une grande gorgée de mojito ne suffit pas à chasser cette image.

D’un bond, elle se redressa. Quelque chose avait attiré son attention dans la foule, mais quoi ? Ses yeux balayèrent la rue … puis elle les aperçut.

La grande rousse et l’imperméable kaki, collés l’un à l’autre. Non, c’était impossible.

Ils venaient sans doute de se quitter quand elle avait croisé l’Anglaise. Ou alors …

Le tee-shirt STAY lui revint en mémoire. Son cœur manqua un battement.

— Il faut que je reste, c’est ça ? lança-t-elle tout haut.

Le couple se tourna dans sa direction. Hasard ou pas, Lucie sourit. Elle leva son énorme verre et trinqua avec la ville.