La fiction

par Kastel

Janvier en Cotentin

©Kastel

Lundi

Janvier dans le Cotentin : près du bord, tiens-toi bien ! Kastel

Quand on a mal quelque part ? Faire diversion. C’est décidé à l’instant : demain, départ pour la Hague. J’ai vaguement téléchargé une carte de rando. Aucun sac n’est prêt. L’appart est en bordel et j’ai le ventre qui tire. Monique : « toujours cette manie de vous chercher dans les extrêmes. Quelle violence vous infligez-vous ! »

Séraphin, est-ce que je veux t’aimer ou être aimée ? Tu es encore un inconnu, je me méfie. Qui va faire du mal à qui ? En premier ? En dernier ? Si ça sent le roussi, je te quitterais. Quitter, j’ai déjà fait.

Mardi

Port Racine. Une eau turquoise s’étale sous mes yeux. Les doigts congelés, j’écris derrière le volant de ma Toyota. Ça va bientôt faire sept ans qu’on est ensemble. De loin, ma plus longue relation. Le vent fait tanguer la voiture et dessine des vagues dans les vagues.

J’ai dormi à peine 5 heures. Mes règles sont proches de l’hémorragie interne. Je m’arrête partout où le cœur m’en dit : Barneville-Carteret, le Nez de Jobourg mais dans aucune boulangerie. Non, bien sûr. Je suis à nouveau là où je dois être. Seule, exaltée face aux éléments. Le paysage est brut, sauvage, hostile. Je vacille le long des côtes, du gros son électro sortant de mon sac à dos.

Baie d’Escalgrain. Mille et une couleurs dans les rochers. J’en ramasse trois. Cette impression fugace… celle d’avoir de la chance ! J’ai fait ce voyage avec mes parents, il y a très longtemps. C’était l’été. Une autre vie. Une camionnette s’est arrêtée sur le parking. Son moteur tourne. Tu me déranges, casse-toi ! Cette vue-là est à moi. Comment les gens vivent-ils ici ? L’hiver, devient-on un peu fou ?

Omonville-La-Rogue. Coup de cœur pour ce village portuaire, perdu dans la brume. Plus loin, sublimes eaux de la Baie de Quervière. La boue m’empêche d’aller me promener. Etty* : « Il y a de la boue, tant de boue qu’il faut avoir un soleil intérieur accroché entre les côtes… »

La mère de Fleur m’a appelée. Pour me remercier de mon amitié à sa fille. Je ne savais pas qu’on pouvait appeler les gens pour ça. A la fin, elle a dit : « je t’aime fort ». Ces mots dans cette famille semblent si faciles à dire. Question d’habitude, j’imagine. Ce coup de fil inattendu me chamboule. J’engloutis la moitié d’un cake au citron, bourré d’œufs frais. Se faire plaisir, se punir… Pourquoi choisir ?

Il fait froid dans cette cahute pleine de courants d’air. Le chauffage d’appoint est aussi efficace qu’un feu sans bois. Je suis trop fatiguée pour donner des nouvelles ou envoyer des photos. De toute façon, si je vais moins bien, autant me taire. Ne déranger que ces pages.

Mercredi

Cabane de Gréville-Hague. Ambiance Dame du Lac & Hauts de Hurlevent. Une épée va-t-elle sortir de l’eau ? Des œuvres d’art partout ici ! A la fenêtre, une toile d’araignées en perles de pluie qui ondule sous le vent, prête à craquer. Hier, un troupeau de daims dont les oreilles se dressent au bruit de mes pas. On se regarde longtemps, moi fascinée, eux emmerdés. Et d’un bond léger, ils s’en sont allés.

Le lac est un hammam à ciel ouvert. Le vent rabat de larges volutes de fumée. J’essaye d’imaginer les lieux, la couleur de l’eau quand le soleil brille par-dessus. Cette eau qui ondoie sans logique ; une vague à gauche et puis finalement à droite. A la surface, tout semble se contredire.

Ce matin, le chant des oiseaux. J’écarte le rideau, prie pour tomber nez à museau avec un animal mignon. Sur la route, je crie d’excitation quand j’aperçois des bébés moutons entre les pattes de leur mère. Ce sont mes préférés, les tous fripés, ceux viennent juste de sortir d’un ventre. En parlant de mouton, faut-il tester les choses soi-même pour se faire un avis ? Faut-il manger comme une naturopathe le dit ? Les fruits isolés à 16 heures parce qu’on les digère mieux (j’ai essayé, ça n’a rien changé). Quel est le risque à baisser les armes et bêler comme les autres ? Peut-être qu’entrer dans l’enclos, ça repose. Ça défrise un peu mais ça repose.

J’ai rapproché la table de la fenêtre. Maintenant je vois les canards que j’entendais. Marcel m’a dit que je pouvais partir quand je voulais. Hier soir, un doute quand j’ai précisé : « je serai seule ». Un appât parfait pour assouvir la crasse humaine. Quand même, il faut oser voyager seule.

Jeudi

St-Valery-En-Caux. Vue sur un bout de falaise blanche. Il ne faut pas laisser les fenêtres ouvertes sinon les mouettes rentrent et saccagent le dîner. C’est écrit sur les documents de bienvenue. La mer se noie dans l’horizon. Le temps est complètement bouché. La tempête s’est levée à 7 heures ce matin, dans un raclement de poubelles renversées.

L’allergie au blanc d’œuf a infesté mes poumons. J’ai du mal à respirer et la morve coule sans discontinuer. Je sais, je l’ai cherché. Ces luttes intérieures me fatiguent. J’ai besoin de réconfort et de tendresse, mais je ne sais pas où les trouver en moi. Alors je pense aux daims.

Vendredi

Le bleu du ciel fait preuve de bravoure ce matin. Direction Etretat. Quelle claque ! Je ne m’en remets pas. Avec tout ce vent, nous ne sommes pas bien nombreux. Ça me va. La nature demande une telle attention, qu’aucune autre compagnie n’est nécessaire. Je déambule sur le site, saisie d’un drôle de vertige. Je me vois m’élancer et tomber dans le vide. 60 mètres. C’est long, 60 mètres ? Comment passe le temps quand il n’en reste plus ? Je m’allonge à plat ventre au bord du précipice. Officiellement pour la photo. Officieusement pour le frisson.

Je commence à réaliser que j’ai merdé dans toute sa splendeur de la merde. Monique, à propos de mes vacances à la montagne : « vous ne vous êtes pas respectée Kastel. Vous avez besoin de beaucoup de solitude pour vous rencontrer. » Je n’ai pas été capable d’anticiper que trois semaines en communauté allaient m’abîmer. Je repense aux réveils. Entendre les éclats de rire depuis mon lit. Ressentir de la colère. C’est pas humain d’être aussi joyeux le matin ! « Tu prends du sucre dans ton café ? » « Non, du silence. »

Samedi

Je finis mon road trip chez Jojo la barde à St-Aubin-sur-Mer. Je découvre sa maison de famille et j’en perds la mâchoire. Holly shit. La mer est en gros plan derrière les fenêtres. Le bruit des vagues nous berce de la cuisine au salon. Suis-je en train de rêver ? Elle me présente son homme, espagnol, cavalier et cuisiner. A table, envoutée par son risotto aux St Jacques, il me demande : « pour toi, c’est quoi la liberté ? » Je réponds : « faire ce je veux quand je veux. » Il secoue la tête : « c’est bien plus simple que ça. La liberté, c’est être soi-même. » Après le dîner, les amoureux s’éclipsent à l’étage. On est tous crevés et personne ne tient à rester par politesse. Avec eux c’est simple. Je me couche sur le tapis, bougies, verre de vin, le chhhh chhhh des vagues et tire les oracles de Jojo. J’aimerais que les moments de bien être se reproduisent à l’infini, que le plaisir soit consanguin. Pourquoi avons-nous inventé les secondes, si ce n’est pour parler d’intensité ? Je pense à nouveau à Etty* : « il ne faut pas vouloir les choses, il faut les laisser s’accomplir en moi et c’est précisément ce que j’oublie de faire en ce moment. »

 

*Etty Hillesum, Une vie Bouleversée – Journal (1941-1943)