la faute aux images de pauline
Courdemanche

À l’écart du village, l’église reposait au milieu des champs agricoles, gardienne ancestrale des âmes. Isolée, elle dégageait une impression de solitude tranquille, propice au recueillement des êtres qui pénétraient l’enceinte du cimetière. Les passants étaient peu nombreux, l’endroit semblait figé dans un temps parallèle à la départementale où passaient en vitesse les voitures.
Chaque année, la jeune fille se rendait sur la tombe de son père, une habitude prise depuis ses vingt-cinq ans. Elle empruntait le chemin de Compostelle peu fréquenté qui longeait le haut du cimetière sans jamais croiser personne. L’immortalité du lieu l’enveloppait, elle se retrouvait en la présence familière des morts. Elle aimait parcourir les allées et finissait par s’arrêter devant la sépulture d’un inconnu ornée de colliers de coquillage exotiques. À chacune de ses visites, un nouveau bijou s’ajoutait et marquait le passage de son porteur.
Un après-midi de septembre, le ciel était gris clair sans que l’on distingue les nuages tandis que le vent soufflait légèrement, emportant déjà quelques feuilles sur son passage. Rebecca marchait lestement sur l’une des deux empreintes laissées par les roues d’un tracteur et évitait, grâce à de petits sauts, les rares flaques qui ne s’étaient pas encore évaporées depuis la veille. On pouvait entendre deux tourterelles interrompre par moment l’écoulement fluide du ruisseau en contrebas du fossé le long du chemin. Après avoir traversé la route, la jeune fille poussa la grille blanche qu’elle referma doucement derrière elle avant d’aller se planter devant la tombe paternelle. Elle pouvait rester là de longues heures, à interroger celui qu’elle n’avait jamais connu et qui pourtant prenait beaucoup de place dans sa vie. Rebecca s’était éloignée de son cercle familial dès l’adolescence, elle était partie vivre à Londres dès sa majorité et ne revenait qu’occasionnellement pour entretenir un lien qui s’était délité imperceptiblement, par à-coups, au fil des années. Les scènes de violence parentale auxquelles elle avait assisté n’étaient perçues par l’enfant qu’elle était alors que comme de grosses disputes qui se résolvaient dans le silence et par un jour d’école manqué. Ce n’est que beaucoup plus tard, jeune adulte, qu’elle comprit la véritable gravité de ces situations et comment elle avait cru vivre dans un cocon familial équilibré au sein duquel on pouvait s’exprimer et parfois s’emporter, mais où au bout du compte on s’aimait plus fort que tout. C’est ainsi qu’elle n’eut plus aucun contact, autre que ceux forcés, imprévisibles et rares, avec son père.
Rebecca leva la tête vers la flèche de l’église ; le ciel, devenu vacant, s’étalait sans fin et permettait au regard de s’arrêter sur la silhouette en pointe ainsi bien découpée et projetée sur cette toile parfaitement lisse. Elle entendit alors le cliquetis des colliers engendré par la friction des coquillages et alla rejoindre la tombe un peu plus loin d’où venait le tintement. Elle déduit du nombre de sautoirs pendus sur les bords de la stèle que l’inconnu n’était pas venu cette année et que, peut-être, il n’y aurait plus de nouveaux colliers. À cette évocation, un sentiment de tristesse la saisit : elle s’aperçut de son attachement à cette personne qui était la seule dont elle parvenait à déceler la présence lors de ses visites solitaires au cimetière. Les bijoux rendaient tangible cet être dont elle ne connaissait rien mais avec qui elle partageait ce lieu depuis longtemps.
Brusquement, la grille grinça sans qu’elle ne tourne la tête ; la situation inédite provoqua un soubresaut léger mais intense dans sa poitrine. Les graviers qui pavaient les allées se mirent à craquer sous la pression des pas qui semblaient venir dans sa direction. Lorsqu’ils s’arrêtèrent à son niveau, elle reconnut le cliquetis familier derrière elle.