chapitre 2

Il était une fois

© eloishh.m

Dans la torpeur d’un dimanche après-midi, elle prononça ces mots qui résonnèrent plus loin qu’ils n’auraient dû.

– Je ne t’ai jamais parlé de ma grand-mère, n’est-ce pas ?

Je n’avais pas besoin de répondre. Ce n’était pas vraiment une question. J’avais appris depuis longtemps à ne pas forcer sa parole, je me contentais d’attendre et espérer un jour en apprendre plus sur son passé.

– Tu aimerais que je t’en parle ?

Elle changea la musique plusieurs fois, en ne laissant que les deux premières secondes de chaque morceau, comme elle en avait l’habitude, pour trouver la chanson qui correspondait parfaitement à son état d’esprit. C’était sa manière à elle de s’exprimer, un cri de l’extérieur qui suppliait écoutez-moi.

Pourtant, après quelques minutes, elle pressa finalement le bouton stop, plongeant la pièce dans un silence que je n’avais jamais connu. Elle prit ma main, doucement, en faisant attention à ce que chacun de nos doigts glissent parfaitement les uns a côtés des autres. Il y avait dans ses gestes une minutie que je ne reconnaissais pas, si bien que j’en vins à me demander qui pouvait bien être cette femme devant moi, avec ses grands yeux écarquillés, sa bouche à moitié ouverte, et sa respiration lente et profonde. Elle semblait se transformer sous mes yeux, mais sans pour autant m’échapper. Je sentais toujours qu’elle était ici, avec moi.

– Il était une fois…

Elle s’arrêta pour voir ma réaction. Je lui avais déjà fait part de mon aversion pour les contes manichéens et moralisateurs. Elle me rassura : il n’y avait ni princesse en détresse, ni vilaine sorcière dans cette histoire. Elle hésita.

– …Il y a bien un monstre, cependant.

Soudain, je la vis. Elle m’apparut comme lorsque je mets mes lunettes sur mon nez le matin et que tout devient enfin clair, cette enfant, qui n’avait pas plus d’une dizaine d’année, à moitié allongée, dans une position qui aurait été instantanément inconfortable à n’importe quel adulte. Elle, pourtant, ne semblait même pas avoir conscience de son corps, comme s’il n’était qu’un instrument pour son esprit, elle l’utilisait à sa guise, sans prêter attention à son apparence extérieure. Passée la surprise, je décidais de m’allonger à côté d’elle, et l’écoutais, religieusement.

Il était une fois, une jeune fille qui ressemblait à n’importe quelle jeune fille. Elle vivait dans une ville froide et grise avec ses parents. Un fois par an, elle rendait visite à sa grand-mère, qui habitait tout en bas, de l’autre côté du pays. C’était un long voyage, qu’elle attendait avec impatience. Elle l’attendait tellement, qu’elle avait pris l’habitude d’acheter chaque année un petit calendrier sur lequel était inscrit en noir les jours qui la séparait du voyage…

La jeune fille, c’était elle, je dis tout haut, sans même m’en apercevoir.

– Ah non, tu ne m’interromps pas.

Elle reprit, l’espace d’un instant, la forme d’une femme adulte, uniquement pour me disputer. Puis, comme un costume invisible qu’elle pouvait enlever et remettre à volonté, elle se transforma encore une fois. J’avais du mal à admettre ce que je voyais, mais rien au monde n’avait autant piqué ma curiosité. J’eu tellement peur de briser le charme que je me promis de ne plus dire un mot de l’après-midi.

…Le dimanche qui précédait les grandes vacances était toujours son préféré, car ce jour-là, les cases cessaient d’être remplies et elle prenait la route pour le sud. C’était toujours comme ça : Ses parents l’emmenaient jusqu’à la moitié du chemin, puis sa grand-mère les rejoignait et emmenait la jeune fille chez elle. Ils devaient l’attendre dans une petite auberge au bord de la route. Parfois, l’attente durait plusieurs heures, car pas une seule fois, sa grand-mère ne fut à l’heure au rendez-vous. Mais la jeune fille ne s’inquiétait pas. Elle finissait toujours par arriver.

J’esquissais un sourire. En voulant remettre une mèche de cheveux qui lui arrivait sur le front, je remarquais que mes mains avaient changées. Elles étaient plus petites, moins marquées. Mais avant que je n’aie le temps de m’étonner davantage, elle reprit.

L’année de ses 12 ans, pourtant, la jeune fille et ses parents attendirent plus longtemps que d’habitude. Le soleil commençait à se coucher lorsque la grand-mère entra dans l’auberge. La jeune fille rangea ses crayons, ferma le petit carnet qu’elle utilisait pour dessiner, et se jeta dans les bras de sa grand-mère. Celle-ci serra la jeune fille dans ses bras, embrassa les parents, puis chacun repartit dans leur direction respective. Une fois dans la voiture, la grand-mère regarda sa petite-fille

« Je suis désolée d’être autant en retard, mais j’avais oublié de faire tes biscuits préférés. Heureusement que j’y ai pensé, ils sont sortis du four et prêts pour demain matin ! »

La jeune fille lui pardonnait. Elle lui aurait tout pardonné. La simple joie d’être avec elle lui suffisait. Elle remarqua tout de même une tache blanche sur la main de sa grand-mère, qu’elle imagina être de la farine, et posa sa tête sur la vitre tandis que la voiture s’enfonçait dans la campagne provençale.

Ce fut donc dans la nuit la plus profonde qu’elles arrivèrent à destination, où seules les lumières de la piscinette leur permettaient de se frayer un chemin vers l’intérieur de la maison. C’était une grande maison en pierre, qui gardait le froid et l’inquiétude de la nuit en toute circonstance. Seule, la jeune fille aurait été frappée par l’effroi, mais elle n’avait jamais peur lorsque sa grand-mère était avec elle.

Si une personne était entrée à ce moment précis chez nous, elle n’aurait aperçu que deux enfants, inconfortablement allongés sur un canapé, l’un racontant une histoire, et l’autre, pendu à ses mots.

Je brisai la promesse que je m’étais faite plus tôt et ne put m’empêcher de lui demander quand arrivait le monstre, avec tout l’émerveillement et l’appréhension que mon esprit d’enfant m’avait aidé à retrouver.

– Un peu de patience, me toisa-t-elle calmement, il arrive.

ELOISHH.M

AMBRE BOUILLOT